samedi 15 mai 2010

Interview


« La création ne vient jamais d’une jouissance. Elle résulte d’un manque »

D’abord parlons de ce qui précède l’écriture, comment vous est venue l’idée d’écrire « à l’ombre de soi » et dans quel état d’esprit étiez-vous alors ?

J'ai eu l'idée d'écrire à l'ombre de soi après avoir lu La Nausée de Sartre. Dans ce récit en forme de journal, je trouvais que Sartre parlait très bien du malaise qui l'entourait, mais on comprend très vite qu'il est surtout question de son propre malaise. A l'ombre de soi était d'ailleurs en forme de journal avant sa publication. C'est un confrère et ami qui l'a envoyé à Gallimard. Je ne pensais pas qu'il était publiable. C’est un roman très sartrien, où la nausée est à son comble. Il est justement dans la non existence. Il ne peut pas être dans l’existence car il est dans la nausée. Il ne savait pas que la vie pouvait être autre chose que ce qu’il vit. Il se balade dans quelque chose où précisément on ne se balade pas, qui est tout sauf une balade, qui est la vie.
J’ai été obligé d’écrire ce roman par des forces obscures. Je n’étais pas très bien. Ça ne tournait pas rond. Je lisais des livres comme La NauséeLe Pitre de Weyergans, Extinction de thomas Bernhard, Beckett… J'étais le genre de type qui marchait avec des chaussures inversées, le pied gauche dans la chaussure droite. A l'image du personnage dans A l'ombre de soi : non seulement en marge de tout, mais en marge de moi-même. Mais tout cela je ne le voyais pas. Je croyais que tout allait bien.

« A l’ombre de soi » est un roman qui semble à première vu être vide de sens, un texte ramené à l’inessentiel...
C'est bien vrai. Il n'y a pas d'histoire dans ce roman, presque pas. Roman linéaire, erratique, diaphane, très peu de dialogues. La chute du Dieu supposé Savoir. A peine publié je ne l’aimais déjà plus. C’est un non roman.
Le non-écrit, est-ce un choix esthétique délibéré ou la conséquence d’une difficulté à écrire ?
Sans la moindre hésitation : difficulté à écrire. Ce n'est pas facile d'écrire, sinon tout le monde écrirait, surtout quand on parle de soi. Je pars du principe où on ne parle que de soi. Toujours. Beaucoup d’écrivains disent ça : on fait toujours le même livre. Et le même livre c’est soi, aussi je tiens pour acquis que n'importe qui a quelque chose d'intéressant à écrire et à faire lire, à partager, pour peu que ce soit mis sur du papier. Plus de la moitié de mes patients ont plus d’imagination et de talent que moi. En fait, il y deux types d’écrivains, ceux qui disent : « ce que j’écris c’est moi », et il ya des écrivains qui disent, « moi c’est : un fait divers, une histoire, un petit machin que j’ai vu, et qui m’a fait penser, que, j’ai développé ça. Un roman. » Comme s’ils n’y étaient pour rien, alors que c’est bien eux qui ont écrit ça.
 L’on dit qu’une œuvre cesse d’appartenir à son auteur dès lors qu’il la publie, qu’il l’a mets entre les mains des lecteurs, « A l’ombre de soi » étant un roman silencieux, il laisse libre cours à toutes les interprétations, n’avez-vous jamais regretté cette trop grande liberté que vous  accordez à votre lectorat ?
L’œuvre cesse de nous appartenir parce c’est comme tout : on fait des enfants pour qu’ils nous quittent, si on est un bon parent. On ne possède rien. C’est connu. C'est peut-être la seule chose faite exprès dans ce roman, je veux dire en toute conscience. Je voulais que n'importe qui puisse s'identifier à ce personnage, les hommes comme les femmes. Chez moi, le vrai héros, c'est l'homme ordinaire, banal, celui qui ne se plaint pas, qui ne réclame rien et ne reçoit rien, celui-là même qui ne sait pas s’il vaut quelque chose.
votre littérature est plus introspective et réflexive qu’imaginative…
En effet, ma littérature est plus réflexive et introspective, car c’est ainsi que je conçois la vie des personnages de mes romans, qui ont de l’imagination et qui décident ce que doit être leur vie. La création de mes personnages se fait de cette manière-là. Quant à l’introspection, j’ai envie de vous répondre que quand on s'est allongé sur le divan près de quinze ans, l'introspection on en use et on en abuse, on apprend à ne plus croire au hasard. La psychanalyse ouvre et renvoie à des zones de soi créatives, ou qui le deviennent, aux zones qui étaient déjà existantes et qui sont celles du vide, vide du désir, vide de l’absence, et c’est ça qui m’intéresse. La création ne vient jamais d’une jouissance. Elle résulte d’un manque. Le manque à jouir. Depuis la nuit des temps, toute création était contenue dans les dix centimètres séparant la main d’un homme du corps d’une femme. Si l’homme va au bout de son geste, et si la femme l’accepte, ils font l’amour, rien n’est crée. Si la femme le refuse, fou de rage, il rentre seul, compose la Neuvième Symphonie, écrit La Nausée, peint la Joconde ou s’attaque au Penseur. La création est la continuité d’un ratage.
Qu’apporte le psychanalyste à l’écrivain que vous êtes ? Votre écriture se nourrit elle de votre connaissance de la psychanalyse ?
La psychanalyse ne m’apporte rien, ou très peu de choses. Plutôt quelques blocages. Je passe mon temps à m'autocensurer, à jeter des pages et des chapitres entiers. Le romancier veut écrire, il se met à table, et derrière son dos il y a le psychanalyste qui lui dit : attention, tu es encore en train de mentir. La psychanalyse m’a appris, par exemple, que le libre arbitre était un concept farfelu, mais je ne crois pas qu’elle ait fait de moi un écrivain. Elle a fait de moi un personnage de roman. Elle  m’a permis d’être écrivain, sans pour autant me projeter dans des personnages. Parce que la psychanalyse renvoie à ce qu’on est, et ce que je suis est précisément la recherche du vide et de l’absence.
Bio express :
Karim Sarroub est un psychanalyste et écrivain français d’origine algérienne, « A l’ombre de soi » est son premier roman, « Racaille » et  « Le complexe de Mohamed » lui succèderont respectivement en 2007 et 2008.
(Paru dans L'ivEscQ - n°6 - Mai/Juin 2010)

2 commentaires:

  1. merci pour cet interview Atfa Memaï. Je ne connaissais pas L'ivescq (ou l'ivrescq ?)
    J'ignore si on la trouve à Montréal, je vais essayer de me procurer la revue - à moins qu'elle n'existe qu'en Algérie.
    Excellente interview en tout cas, tant pour les questions que pour les réponses.

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  2. Merci, je suis ravie que vous ayez trouvé de l’intérêt à cet entretien. La revue L’ivrEscQ n’est, hélas, pas disponible à Montréal, ceci dit, la plupart de nos articles peuvent être consultés sur notre site web : http://www.livrescq.com/livrescq/

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